18 de janeiro de 2008

Artigo de Véronique Mortaigne no "Le Monde" de ontem

Réconciliation portugaise
LE MONDE 16.01.08

© Le Monde.fr


Cristina Branco est née en 1972, "après la "révolution des oeillets"" de 1974. Une époque singulière, explique la chanteuse portugaise qui vit à Lisbonne à deux pas du Chiado, quartier dévasté par un incendie, en 1988, et reconstruit par l'architecte Alvaro Siza. Cristina Branco a d'abord été reconnue par le milieu du fado. Au Théâtre des Champs-Elysées, en mars, elle présentera une première partie de récital consacrée aux chansons d'Amalia Rodrigues, grande figure du fado, "celle que le régime salazariste a utilisée comme maquillage, qui a été le visage d'un pays qui n'existait pas".


La seconde partie, en accord avec l'album Abril, paru début janvier, sera consacrée à José Afonso, "Zeca", mort il y a vingt ans, après avoir été le symbole de la chanson de liberté au Portugal. "Ses chansons ont été la bande-son de mon enfance, dit la jeune femme, qui découvrit le fado lors du renouveau des années 1990. Amalia et José Afonso sont deux personnages portugais très populaires, qui aimaient la transparence et la vérité des mots."

Longtemps, ces deux-là furent, dans la perception de leur histoire, irréconciliables. Amalia Rodrigues (1920-1999) d'un côté, tant honnie des capitaines et de la gauche, assimilé à la trilogie "fado, Fatima, fatum" ; de l'autre, José Afonso (1929-1987), voix de la révolution. "Cette logique de la réconciliation, c'est l'essence de ma génération, qui n'a pas été opprimée, et dont la jeunesse s'est située hors de toute considération politique", précise Cristina Branco, à l'instar de Mariza, sa consoeur néo-fadiste et "transatlantique" dans le choix de son répertoire (Amériques, Afrique, Flandres...).

José Afonso, c'est une affaire d'Etat. Dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, des officiers portugais, en rupture de ban, greffent un émetteur clandestin sur l'antenne de la station catholique portugaise, Radio Renascença. A minuit vingt, ils diffusent "Grandola, vila morena", de José Afonso : le Mouvement des forces armées (MFA) l'a choisie pour donner le signal de la rébellion.

Aux premières notes se déclenchent les opérations militaires qui vont renverser le régime dictatorial de Marcelo Caetano, successeur du sombre docteur Salazar, mort en 1970. Les chars de la "révolution des oeillets" se mettent en marche sur une chanson que le régime a classée dans le rayon communiste. José Afonso l'a écrite en référence à son passage, en 1963, au sein de la société musicale Fraternité ouvrière de Grandola, bourgade de l'Alentejo "où le peuple commande". Elle sera publiée, en 1971, sur l'album Cantigas de maio.


LE ROUGE DES OEILLETS


L'histoire, une fois sortie du rouge des oeillets, montrera que la réalité était moins simpliste. En 1985, Amalia Rodrigues, accusée d'avoir filé en Espagne le soir du 25 avril 1974, est réhabilitée. On remet au jour des épisodes de sa vie jusque-là occultés : ses amis de gauche, ses efforts pour sortir l'un de ses compositeurs les plus proches, le Français et gauchiste Alain Oulman, des griffes de la PIDE, la police politique... José Afonso, lui, redevient ce qu'il a toujours été : un chanteur populaire, ancré dans le folklore portugais, certes habile à jouer des mots feutrés et des doubles sens destinés à dérouter la censure, mais jamais un chanteur encarté.

Pour Abril, Cristina Branco n'a pas retenu "Grandola, vila morena", trop connue et musicalement pas la plus belle. "J'ai préféré explorer les chansons de José Afonso qui traduisaient le regard d'un enfant sur un pays écrasé. Il avait un mot d'ordre : "Livra-te do medo" (Délivre-toi de la peur)." Depuis, Lisbonne l'Africaine, Lisbonne la Blanche ont cédé le pas à Lisbonne l'Européenne. José Afonso, fils de juge, a vécu dans les colonies - Angola, Mozambique -, et chanté dans les facs... Cristina Branco, fille du Ribatejo, a commencé sa carrière discographique aux Pays-Bas, terre d'asile de nombreux intellectuels en exil sous Salazar. Elle vient d'y donner un magnifique récital de "chansons portugaises", folklore compris, avec le Royal Concertgebouw Orchestra, après avoir consacré, en 2000, un album au poète néerlandais Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936). Sept ans plus tard, José Afonso s'inscrit dans le cabinet des curiosités de la jeune femme.


DOULOUREUX ÉPISODES


José Afonso appartient à une génération de compositeurs "nouvelle vague" apparue à la fin des années 1960, à laquelle la France a échappé, marquée qu'elle était par ses poids lourds - Brel, Brassens... Mais en Italie, Luigi Tenco (l'amant suicidé de Dalida), Domenico Modugno (l'auteur de Volare) jouent les enfants terribles de la poésie sur fond de musique romantique et de rythmique de bal, tout comme, au Brésil, Geraldo Vandré (un persécuté de la censure militaire) ou, à Cuba, Pablo Milanes s'adaptent à l'air du temps, à la frontière du yé-yé. Cristina Branco en choisit une relecture par le jazz.

De douloureux épisodes politiques sont rappelés par des chansons d'apparence légère que l'ancien étudiant de l'Université de Coimbra, épris de fado et de parole libre, a martelées - "A Morte saia a rua", dédiée au peintre José Dias Coelho, dirigeant communiste assassiné par la PIDE en 1961, "Venham mais Cinco", née dans les Asturies et écrite pendant un séjour forcé du chanteur dans la prison de Caxias. Mais José Afonso jonglait aussi avec l'imaginaire, le surréalisme, les rondes et les comptines.

Fernando Pessoa, incarnation du sentiment poétique portugais contemporain, ne lui avait pas échappé, dont il avait mis en musique No comboio descendente ("dans le train descendant, tous les gens riaient de voir rire les autres"), avec son incommensurable anticonformisme. Statufié au Chiado, en haut de la rue Garett, Fernando Pessoa assure à qui passe que si la vie était un long fleuve tranquille, le Tage, José Afonso et Cristina Branco auraient déménagé depuis belle lurette.

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